BLACK CAT – Première partie de vie d’un chat

Le moment est enfin venu de vous parler de Kentarô Yabuki. C’est très certainement le mangaka pour qui je nourris le plus d’attachement. Mais je ne me leurre pas, c’est un attachement très sujet à l’âge que j’avais quand j’ai rencontré les produits de l’artiste. Ses manga m’ont particulièrement suivi durant mon adolescence. Ce qui ne pouvait pas mieux tomber pour le découvrir, puisque la question de la croissance est au cœur de sa série, Black Cat.
Black Cat n’est pas la première série de l’auteur, et ce n’est pas non plus par ce dernier que je l’ai découvert. Mais il me semblait pertinent de commencer à parler de Kentarô Yabuki par ce dernier, tant celui-ci est autant à part que très important dans sa mangagraphie. C’est la deuxième série de l’artiste et sa première a être d’une grande durée. Quand Black Cat commence, Kentarô Yabuki n’a que 20 ans, autant dire qu’il est autant au balbutiement de sa carrière que de sa vie. Du haut de mes 24 ans, cela m’impressionne beaucoup.
Pour autant, Black Cat n’est pas vraiment un manga que je trouve brillant, je lui trouve en fait bien plus de défauts que de qualités, c’est un manga qui respire l’âge où il a été fait.

Selon moi, son plus gros problème est sa dramaturgie particulièrement indigeste pour une série de 20 tomes. Pour faire le topo très brièvement, Black Cat est un nekketsu où l’on suit la vie de Train après son départ de Chronos, une organisation secrète où il était employé en tant qu’assassin. Celui-ci est désormais un sweeper, un chasseur de prime qui capture des criminels sans les tuer. C’est un changement radical comparé à son ancienne vie, mais ce n’est pas pour autant un nouveau départ. Train est hanté par son passé d’assassin, et surtout par la mort de Saya, une fille qu’il a rencontré alors qu’il travaillait encore pour Chronos. C’est sa mort qui est le déclencheur de son départ. C’est un certain Creed qui l’a tué, une personne qui travaillait aussi à l’époque pour Chronos. Celui-ci a fait une fois équipe avec Train et lui voue depuis une fascination démesurée. Voyant que Train commence à gagner en humanité au contact de Saya, il décide de la tuer, convaincu que Train reviendrait l’homme impassible qu’il était auparavant. Quand l’histoire débute, deux ans se sont écoulés depuis cet événement, et Train a toujours une dent contre Creed. Mais celui-ci est indécis, est-ce que Saya aurait voulu qui lui règle son compte ?
Et tout le problème est là-dedans. Toute l’histoire du manga ne repose que sur ça : un personnage qui dit ne pas vouloir faire la bagarre avec Creed à longueur de temps, mais qui à la fin se décide de quand même le faire.
En fait, le manga arrive difficilement à partir de ce pitch de départ ou à ne serait-ce que le développer. Les 8 premiers tomes ne sont presque qu’une succession de petites histoires. L’histoire stagne et ne raconte pas grand-chose. Les relations entre les personnages n’évoluent presque pas et l’univers reste en permanence abstrait.
Selon la teneur du récit, l’épisodique et la tranche de vie sont loin de me déranger. Même au contraire, j’adore ça. Mais dans le cas de Black Cat, je ne suis pas convaincu. Nous ne sommes pas non plus dans un récit comme Détective Conan, qui fait le choix d’interrompre son fil rouge pour raconter des histoires indépendantes : des histoires avec d’autres enjeux et d’autres intérêts. Non, Black Cat garde toujours un pied dans son fil rouge. Presque toutes ses petites histoires interviennent comme des rappels à Train de sa situation. Je trouve que cela le dessert, car ce sont des histoires qui me paraissent être des murs pour ne pas faire évoluer une intrigue et des personnages. On a un développement assez vénère sur un métier au quotidien et sur l’indécision d’un ancien assassin, c’est ce qu’il faut en retenir, mais cela me paraît trop étiré.

Le fait est que Kentarô Yabuki ne savait pas où il voulait aller. Il l’a déclaré à plusieurs reprises. Il a épousé une logique du Weekly Shonen Jump à son paroxysme, en proposant plein de petites histoires qui se succèdent en brodant sur un même pitch. C’est idéal pour un hebdomadaire et cela l’a la plutôt bien réussi a priori au vu du succès du manga.
Black Cat c’était le rendez-vous bonbon avec du nekketsu bien classique et un peu edgy.

Quoi qu’il en soit, à partir du neuvième tome, le format épisodique s’estompe pour laisser place à des arcs narratifs beaucoup plus longs qui se succèdent sans aucun temps mort. C’est un changement que j’apprécie beaucoup et qui donne une certaine fraîcheur au récit. Cela donne aussi une valeur ajoutée aux premiers tomes, finalement minoritaires sur le reste de l’histoire. Et j’ai toujours aimé les récits qui proposent des changements de rythme ou de ton. C’est une poursuite d’autant plus agréable que ce sont des histoires qui font enfin avancer l’intrigue de la série.
Ce changement révèle aussi en parallèle une mise en page et des dessins qui ne font que se bonifier de chapitre en chapitre. C’est un énorme bonheur de suivre cette évolution. J’adore aussi ces récits où les auteurs développent au fil de leur histoire leur propre style.
Je pense que Black Cat, et le travail de Kentarô Yabuki de manière générale, se retient énormément pour ses dessins. C’est en tout cas la raison principale qui me permet d’enchaîner les chapitres du manga.

A gauche, Train au tome 1. A droite, Train au tome 20.

Car pour autant, même si les histoires sont plus longues, le manga n’en reste pas moins cantonné à ses mêmes problèmes. Black Cat reste particulièrement enchaîné par ce qui le définit depuis le départ, il peine à évoluer, et à explorer de nouveaux horizons. Je trouve ça très important qu’on se sente voyager dans une série longue. J’aime ces histoires qui ont des arcs narratifs avec des attributs spécifiques. Cela renouvelle autant les récits que notre intérêt. Cela pose les caractéristiques de l’histoire sur un autre angle. One Piece n’est pas un récit où tout converge vers la recherche du One Piece. One Piece, c’est une succession d’histoires avec des cadres très différents qui décalent et élèvent la simplicité de son enjeu de base. Black Cat n’arrive pas à avoir ça, et c’est d’autant plus frustrant qu’il a un cadre qui s’y apprêterait ; les personnages voyagent énormément. Les arcs de Black Cat n’ont pas d’identités singulières qui les différencient véritablement. Il n’y pas de moment qui montre sur d’autres facettes le monde et ses personnages. Tout est dans la continuité directe de ce qu’est Black Cat depuis le premier chapitre. Black Cat préfère plutôt multiplier les personnages et les situations de combat. On apprend peu de choses sur l’univers et ses personnages. Et j’avoue que ça me désole pas mal. Train n’est pas seul, il est accompagné de son acolyte sweeper Svain dès le départ, et très rapidement, de Eve. Black Cat est pour ainsi dire une histoire où on suit presque systématiquement ce groupe de 3 personnages. Mais alors que Svain et Eve sont pourtant très présents, leurs développements sont particulièrement léger. Donc pour les autres personnages, je ne vous raconte même pas. Il n’y en a presque que pour Train. Et même là, c’est compliqué. Car à l’instar de l’histoire, le développement de Train est étiré à tout va.
Pour donner un exemple, l’assassinat de Saya est quelque chose que l’on sait dès le premier tome, pour autant, il faut dépasser la moitié de l’histoire pour que l’événement soit réellement narré. Tout ce qui concerne Train est donné au compte-gouttes, et vu que tout est étiré, la moitié des choses est tacite sans même les avoir. Il n’y a pas de surprise. Le flash-back sur l’assassinat de Saya est très clairement le moment le plus iconique du manga, c’est un moment que j’apprécie beaucoup, mais il n’est pas surprenant. Lorsque ce moment arrive, c’est comme si on le connaissait déjà. Il n’a fondamentalement pas besoin d’exister.
Le fait que ce passage est populaire est aussi à mon sens révélateur d’un paradoxe : ce sont les flash-back de Black Cat qui sont les meilleurs moments. Ce sont des passages qui ne passent pas par quatre chemins pour te raconter ce qu’il veut t’expliquer. Le développement des personnages ainsi que leurs relations entre eux est plus conséquent et prenant. C’est même le sel de ces moments. Ce sont des passages qui cassent l’énorme monotonie de l’histoire.
C’est cocasse. C’est comme si le manga avait raté un coche. On aimerait presque que le manga soit sur ce passé plus qu’autre chose.

J’ai toujours trouvé le Train de Chronos beaucoup plus classe.

Et c’est plutôt dommage, car c’est délibéré de la part de Kentarô Yabuki de ne pas avoir fait de ce passé l’histoire de Black Cat. Je comprends même l’“originalité” d’un tel choix, s’il y en a eu un pour un jeune de 20 ans au Weekly Shonen Jump.

Car oui, je trouve qu’il est important de redire que Black Cat est un manga de jeunesse. Et pour moi, la forme qu’a Black Cat est indissociable de l’âge de son auteur. C’est d’autant plus indissociable pour moi au regard des manga qu’il a fait après et qui ne souffrent plus du tout des reproches que je fais ici. Black Cat est sans conteste le manga qui a donné naissance à l’artiste qu’est aujourd’hui Kentarô Yabuki.

A bien des égards, Black Cat est comme une énorme ébauche. Il est inégal et peu harmonieux. Sa fin est même des mots de l’auteur une conclusion qui n’en est pas vraiment une : c’est une première partie. Si le manga conclut bien quelque chose, il laisse beaucoup d’éléments en suspens. Les perspectives de raconter d’autres choses, d’élever l’intrigue à de nouveaux horizons parsèment toute l’histoire. Par exemple, Chronos n’est finalement que peu exploité, et des personnages comme Sephiria donnent en permanence des perches pour amener autre part le récit.
C’est une fin de première partie assez intéressante, puisqu’elle fait vœu de pleine conscience de ce que le manga n’a pas fait. Par exemple, un personnage présent dans tout un petit passage durant les premiers tomes est mentionné.
C’est quelque chose que j’aime bien avec Black Cat. C’est un manga complètement conscient d’avoir une dramaturgie éclatée. C’est d’autant intriguant qu’il n’a jamais cherché à se “réparer” au fil du temps. C’est un manga qui a assumé ce qu’il a fait et qui a composé sans faillir sur ce terrain. C’est aussi l’avis de Train. Ses derniers mots du manga sont celui d’un homme qui ne fera jamais table rase sur son passé, c’est ce dernier qui l’a construit. Il n’est pas question de l’altérer. C’est ce dernier qui le fait grandir et qui l’emmène vers un avenir libre et insouciant. Sous cet angle-là, Black Cat a en fait une forme très cohérente. Cette caractéristique d’un objet étudié pour rester un terrain d’ébauche le rend paradoxalement attachant. Et c’est évident que c’est le cas aussi pour le mangaka. Après Black Cat, Kentarô Yabuki est parti dans une toute nouvelle direction, il n’est jamais revenu sur un nekketsu comme Black Cat. C’est sa seule expérience où il a épousé de manière exemplaire la philosophie du Jump. Et je pense qu’il ne refera jamais un tel manga. Pour autant, c’est certain qu’il aime vraiment d’amour Black Cat. C’est un manga qui a dû lui apprendre tellement.
Black Cat a-t-il eu une deuxième partie ? Et bien, d’une certaine façon oui. Mais pas littéralement sous la forme d’une seconde série. Plutôt que venir toucher au matériel original en faisant une suite, Black Cat a continué, et continue, d’exister ici et là en parallèle des nouvelles productions de l’artiste, de manière libre et insouciante.
Un bel exemple, c’est celui de To Love Ru où Train et Eve sont présents. Ce ne sont pas littéralement les personnages de Black Cat, c’est un autre univers, mais ils partagent le même caractère et le même chara-design. Ils sont définis de la même manière. C’est tout comme si leurs développements entre les deux manga étaient connectés. C’est particulièrement vrai pour Eve. Son développement dans To Love Ru est d’ailleurs bien plus riche que dans Black Cat. A tellement d’égards, To Love Ru donne ce qui manquait à mon sens au personnage.

To Love Ru n’est pas écrit pas Kentarô Yabuki, mais par Saki Hasemi. Pour autant, la présence de personnages de Black Cat en son sein témoigne de l’implication de Yabuki dans ce dernier. Ce n’est pas anodin si beaucoup pensent exclusivement à Yabuki lorsqu’il est question de TLR. C’est un univers reconnu comme faisant partie de l’univers de l’artiste au même titre que Black Cat ou Ayakashi Triangle.

D’autre part, mais moins impressionnant, le mangaka réalise aussi régulièrement de nouvelles illustrations sur Black Cat

Après Black Cat, le style du mangaka a encore gagné en personnalité et en beauté. Pour peu d’être familier de ses dessins, il est particulièrement reconnaissable. J’aime comment ces nouvelles illustrations continuent l’évolution des dessins qu’on avait déjà durant tout le manga.

Je ne suis pas un grand fan du manga Black Cat, je suis par contre un énorme fan du Black Cat transmédia. C’est clairement ce développement méta qui dépasse un récit de base qui rend pour moi Black Cat intéressant.
C’est d’ailleurs bien pour ça que quand je pense à Black Cat, je ne pense pas vraiment au manga Black Cat, mais plutôt à toutes ses apparitions qu’il a eu a posteriori. Car elles contribuent à définir ce qu’est Black Cat pour moi. Un objet sans frontière montrant le parcours d’un artiste et dont le manga serait le représentant d’une première partie de vie d’un mangaka.

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